Avec la crise du Covid-19, le secteur des musées est soumis à un stress-test qui invite à reconsidérer les modèles dominants. L’économie culturelle qui a fait florès ces dernières décennies est-elle toujours de mise ?
Cadre territorial vous partage ici la tribune de Sylvain AMIC, Directeur de la réunion des Musées Métropolitain - Rouen Normandie, publiée sur Linkedin le 10.05.2020, avec son aimable autorisation :
L’intervention du premier ministre le 28 avril dernier aura au moins fait quelques heureux : le critique d’art Didier Rykner, qui dans la Tribune de l’Art le 15 avril avait appelé à la réouverture des «petits musées parisiens ou [des] musées de province qui ont souvent peu de visiteurs » , et les universitaires Stéphanie Vergnaud et Jean-Michel Tobelem qui militaient pour la même cause dans Libération du 16 avril, auront apprécié d’apprendre que les « petits musées, si importants pour la vie culturelle de nos territoires, pourront rouvrir leurs portes dès le 11 mai ».
Les professionnels des musées étaient-ils demandeurs ? Ils ne se sont en tous cas pas exprimés collectivement sur le sujet et répondront à cet appel à la réouverture en ordre dispersé.
Mobilisés depuis des semaines pour gérer les conséquences d’un freinage d’urgence qui a coupé net la montée de sève des expositions printanières, les musées sont bien en peine d’imaginer une reprise d’activité tant leurs fondamentaux sont bouleversés.
K.O. debout, ils se seraient sans doute bien passés de voir installée dans le débat une dichotomie entre « petits » et « grands », entre le local et le national, voire entre le « repli sur soi » et « l’ouverture » tant ces catégories correspondent peu à la réalité du terrain : l’exposition Delacroix qui a battu des records au Louvre aurait-elle pu se passer de la soixantaine d’œuvres issues des petits cousins de province, et la récente floraison des expositions Picasso ne montre-elle pas comment les collections des grands musées nationaux circulent dans les territoires ?
Beaucoup plus profondes sont les fractures qui menacent l’activité des musées dans un proche avenir. Le modèle sur lequel leur attractivité reposait depuis plusieurs décennies, « l’exposition événement » était déjà en crise : il est désormais en passe de devenir obsolète. On frémit à la pensée que le coronavirus se soit déclaré un an plus tôt : le naufrage de l’exposition Toutankhamon aurait probablement entrainé celui de la Grande Halle de la Villette.
Comment rentabiliser de semblables investissements au temps de la distanciation sociale ?
Avec des jauges réduites des deux tiers, il faudrait ouvrir ces expositions nuit et jour pour atteindre ne serait-ce que le point d’équilibre.
Demain, si la réouverture des frontières permet d’imaginer à nouveau ce type de grande manifestation, la forte hausse annoncée des taux d’assurance en aura encore renchéri le coût. Et que dire des expositions « chefs-d’œuvre contre dollars » si utiles à l’équilibre des comptes des grands musées ? Il est probable que la demande accuse une forte baisse et que la location des collections apparaisse désormais un âge d’or bien lointain.
Alors que la France connaît sa pire récession depuis 1949, un gouffre s’ouvre dans les trésoreries des établissements public à caractère culturel dont le fonctionnement est gagé sur de fortes recettes de billetterie. L’équilibre des comptes ne pourra être rétabli qu’en puisant dans les fonds de roulement, ceux-là même qui garantissent les investissements de demain, comme les projets d’agrandissement, ou la simple maintenance de bâtiments souvent coûteux.
Cette économie de rente liée à d’importants flux, en particulier touristiques, est-elle encore viable ?
Les musées qui ont pris le virage de la gratuité apparaissent en meilleure posture pour résister à cette crise. Certes, leur budget de fonctionnement et d’expositions sera sans doute affecté ; mais en rééquilibrant leur activité vers des collections offertes en accès libre, ils ont su permettre non seulement la réappropriation par chacun d’un bien commun, mais encore se mettre à l'abri des fluctuations de fréquentation.
Combien de crises les musées ont-ils déjà dû affronter ?
En cinq ans, se sont succédé les attentats, les grèves massives, les émeutes urbaines, et maintenant une pandémie. Il faudra bientôt compter avec les phénomènes climatiques exceptionnels, chaleur extrême, pluies torrentielles, auxquels les musées avec leurs belles verrières sont si peu préparés. Si de l’argent public peut être mobilisé en faveur des musées dans les plans de relance, n’est-ce pas à la prévention de ces risques qu’il devrait être affecté ? Combien de musées de France sont à ce jour équipés de portiques de sécurité, de salles d’accueil pour les groupes ? Combien pourront réaliser les travaux nécessaires pour adapter leurs services et leurs espaces aux nouvelles dispositions sanitaires ?
L’après Covid-19 si « après » il y a, suppose pour les musées de réduire leur exposition aux risques et d’offrir aux visiteurs toutes les garanties nécessaires à leur sécurité. Encore faudrait-il que le désir de musées ne sorte pas émoussé de cet épisode de confinement.
Encore faudrait-il que le désir de musées ne sorte pas émoussé de cet épisode de confinement.
Les sympathiques tableaux vivants qui ont fleuri sur les réseaux sociaux ne doivent pas faire illusion : les musées ne sont comptés ni dans les besoins de première nécessité, ni parmi les instruments de la reprise économique. Pourtant, si les musées ont traversé deux guerres mondiales, ce n’est pas pour le supplément d’âme qu’ils procurent, ou parce qu’ils sont une distraction d’oisifs érudits, ou comme faire valoir du marketing territorial.
Les générations qui nous ont précédés ne connaissaient pas le concept d’économie culturelle, mais elles étaient convaincues de l’utilité des musées, grands et petits, pour la reconstruction de la Nation.
Oui, les musées sont des lieux politiques sur lesquels nos sociétés peuvent s’appuyer pour surmonter leurs difficultés, des lieux où la complexité du monde se dénoue, des lieux où chacun peut trouver tout au long de la vie ce que la famille ou l’école ne lui ont pas donné.
Sachons réorienter notre action en ce sens, maintenant. Car aucun masque, aucun gel hydroalcoolique, aucun geste barrière ne suffiront seuls à motiver le retour des visiteurs.
Par Sylvain Amic